28 septembre 2006  

La Nipponne nue qui choque Charleroi

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Un retraité en colère attend les premiers visiteurs du musée de la photographie de Charleroi, mardi 26 septembre. " J'ai vu les autorités de la ville, j'exige le retrait de cette image ", grogne-t-il. Il désigne du doigt, sans le regarder, un grand panneau qui orne la façade et reproduit un nu du sulfureux photographe japonais Nobuyoshi Araki. Seul mais affirmant s'exprimer au nom d'un groupe de protestataires, l'homme attend de pied ferme le directeur, Xavier Canonne, et agit, dit-il, " pour le bien-être de la société ".

La très belle image géante, représentant une jeune Nipponne nue, gants et bas noirs, le sexe masqué par des plumes de la même teinte, était depuis quelques jours un sujet de polémique à la place des Essarts. L'exposition de 4 000 photographies d'Araki, venue en droite ligne de Londres, où elle n'a suscité aucune polémique, est ouverte depuis trois jours et le restera jusqu'au 14 janvier 2007.

A Mont-sur-Marchienne, quartier populaire où le musée s'est installé il y a une vingtaine d'années, les commerçants parlent d'une pétition. Au café Le Central, à la librairie Huwart et au restaurant La Gallina, on se divisait sur la nécessité d'exposer ce portrait, sans toujours remarquer qu'il est étrangement surmonté d'une statue pieuse. Le musée a, il est vrai, installé ses collections et ses expositions dans un ancien couvent de carmélites.

Dans la nuit de dimanche à lundi, la polémique a pris une autre tournure. " Une sale tournure ", commente un officier de police. Des cocktails Molotov ont été lancés contre le bâtiment. Ils n'ont causé que peu de dégâts, ne parvenant qu'à endommager très partiellement le grand portrait extérieur. Mais cette attaque, la première du genre, a créé la consternation. Au lendemain des faits, les employés sont tendus et Xavier Canonne est sorti de son bureau pour parler à chacun. Il bénéficie d'un soutien unanime quand il affirme qu'il résistera à toute censure et ne retirera jamais l'affiche.

Dans les salles, l'exposition illustre l'incroyable prolixité d'Araki, qui, aujourd'hui âgé de 66 ans, a réalisé des millions de clichés et rédigé trois cents livres. Araki mêle constamment l'insolite et le réel. Comme l'écrit l'un de ses critiques, il " provoque - solitairement et salutairement - le désastre dans le monde, de tous les arts et de toutes les idées sur l'art ".

Les fleurs, Tokyo, des enfants, des plats cuisinés, son chat Chiro, sa femme Yoko - morte en 1990 : Araki a tout mis " en boîte ", constituant un gigantesque puzzle qui mêle la beauté, la vie et la mort.

Au Japon, où il est l'objet d'un véritable culte, et ailleurs dans le monde, il est surtout connu pour ses nus audacieux, parfois marqués par le sublime, parfois par la complaisance, ainsi que pour ses images de femmes ligotées. Evidentes obsessions sexuelles ? L'artiste a expliqué qu'il voulait, en fait, " ligoter la réalité " : " Je veux ficeler le réel parce que je ne peux ficeler rien d'autre. Ni le coeur de Yoko, la femme que j'aime, ni celui de personne. On ne peut pas ficeler les âmes, elles sont intouchables. Et c'est parce que les âmes sont intouchables que je veux ficeler le visible, en prendre possession pour moi seul. "

Les premiers visiteurs de l'exposition ont consigné leurs impressions dans un livre d'or : " Honneur à la Belgique, quelle belle affiche à l'entrée ! ", écrit une étrangère. Une dame confesse, en revanche, qu'elle est " outrée " : " A-t-on pensé aux hommes perturbés qui ont déjà du mal à maîtriser leurs pulsions ? " " Etonnons-nous ensuite que des musulmans intégristes viennent perpétrer des attentats ", se lamente une autre visiteuse.

Etonné, fâché, le directeur du musée souligne que d'autres expositions consacrées ici à la grande pauvreté, aux femmes en prison ou aux enfants de la guerre ont suscité bien moins de réactions et interroge le retraité en colère : " Est-ce plus acceptable qu'un corps nu de femme ? ", demande-t-il. " C'est la réalité, monsieur ", réplique l'autre. Qui promet de revenir " accompagné " si l'affiche n'est pas ôtée dans les 24 heures.

Jean-Pierre Stroobants (Charleroi, envoyé spécial)

© Le Monde