Félix Fénéon fit sensation par ses « inoubliables réparties » autant que par les soutiens dont il bénéficiait. Toutefois, comme le note Joan Halperin, plus que ses mots d’esprit, c’est son attitude de « dilettante » qui obtint son acquittement. Il fut défendu par le grand avocat d’assises Edgar Demange, que lui avait procuré Thadée Natanson et qui allait bientôt défendre le capitaine Dreyfus. Stéphane Mallarmé vint témoigner en sa faveur le 8 août : « c’est un homme doux et droit [,] supérieur à l’emploi de quoi que ce soit, autre que la littérature, pour exprimer sa pensée ».
L’interrogatoire de Fénéon est passé à la postérité :
— Êtes vous un anarchiste, M. Fénéon ?
— Je suis un Bourguignon né à Turin.
— Vous étiez aussi l’ami intime d’un autre anarchiste étranger, Kampfmeyer ?
— Oh, intime, ces mots sont trop forts. Du reste, Kampfmeyer ne parlant qu’allemand, et moi le français, nos conversations ne pouvaient pas être bien dangereuses. (Rires.)
— À l’instruction, vous avez refusé de donner des renseignements sur Matha et sur Ortiz.
— Je me souciais de ne rien dire qui pût les compromettre. J’agirais de même à votre égard, monsieur le Président, si le cas se présentait.
— Il est établi que vous vous entouriez de Cohen et d’Ortiz.
— Pour entourer quelqu’un, il faut au moins trois personnes. (Explosion de rires.)
— On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère.
— Pouvez-vous me dire, monsieur le Président, où ça se trouve, derrière un réverbère ? (Rires forts et prolongés. Le président fait un rappel à l’ordre.)
— On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la Guerre, onze détonateurs et un flacon de mercure. D’où venaient-ils ?
— Mon père était mort depuis peu de temps. C’est dans un seau à charbon qu’au moment du déménagement j’ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs.
— Interrogée pendant l’instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue.
— Cela se peut bien.
— Cela ne se peut pas. On ne trouve pas de détonateurs dans la rue.
— Le juge d’instruction m’a demandé comment il se faisait qu’au lieu de les emporter au ministère, je n’eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu’on pouvait les trouver sur la voie publique. (Rires.)
— Votre père n’aurait pas gardé ces objets. Il était employé à la Banque de France et l’on ne voit pas ce qu’il pouvait en faire.
— Je ne pense pas en effet qu’il dût s’en servir, pas plus que son fils, qui était employé au ministère de la Guerre.
— Voici un flacon de mercure que l’on a trouvé également dans votre bureau. Le reconnaissez-vous ?
— C’est un flacon semblable, en effet. Je n’y attache pas l’ombre d’une importance.
— Vous savez que le mercure sert à confectionner un dangereux explosif, le fulminate de mercure.
— Il sert également à confectionner des thermomètres, baromètres, et autres instruments. (Rires.)